mercredi, octobre 27, 2010

Balzac, Souvenirs des Jardies. Léon Gozlan



Homme de lettres, journaliste, historien de l’art, Léon Gozlan fut aussi ami de Balzac. La première publication de « Balzac chez lui Souvenirs des Jardies » eut lieu en 1852. L'ouvrage sera réédité plusieurs fois, sous le même titre ou sous celui de « Balzac en pantoufles ».
En 1838 Balzac avait acheté à Sèvres une petite propriété. Au lieu-dit « les Jardies ». Sur un terrain si pentu que le mur d'enclos se livrait à des extravagances. Dans cet extrait Léon Gozlan nous les conte, sur un ton qui eut ravi Karel Čapek.


« Je sais un mur, un mur qui n'a pas dix mètres de long, et pas plus de deux mètres de hauteur, qui mériterait bien quelque célébrité, même après les murs de Thèbes, les murs de Troie, les murs de Rome, et la fameuse muraille de la Chine. Ce mur séparait la partie supérieure de la propriété de Balzac — nous disons la partie supérieure, et nous prions de ne pas lire toute la propriété, — de la partie supérieure de la propriété d'un voisin, d'un voisin quelconque ; tous les voisins sont les mêmes. Qu'on se figure deux lits dont les oreillers se touchent, mais qui sont séparés vers leur moitié par leurs pentes de bois.

Le terrain de Balzac, déjà plus élevé que le terrain limitrophe, fut encore exhaussé par lui de quelques pieds; tous ces exhaussements nécessitèrent à la fin un mur d'appui qui empêchât ce terrain supplémentaire de tomber dans le champ du voisin. Telle est l'origine du mur historique des Jardies; le récit de ses éboulements est celui des tortures de Balzac. A peine élevé ce mur s'affaissa sur lui-même et répandit sa chaux et ses pierres de l'un et de l'autre côté, dans le champ de Balzac et dans celui du voisin. Balzac soupira et fit relever son mur. Il fut reconnu, à dire d'experts, que le talus n'était pas assez prononcé : on agrandirait l'angle de résistance et le mur ne tomberait plus. Un mois après il était reconstruit dans la forme voulue, on se réjouissait déjà... le lendemain il plut; le soir...le soir, nous jouions au domino dans la pièce placée à la galerie de la maison; on frappe, on ouvre aussitôt la croisée.

- Monsieur de Balzac ?
- Qu'y a-t-il?
- Votre mur vient d'aller chez le voisin !
- Pas possible !
- Tout entier.

Nous prenons des flambeaux et nous nous dirigeons vers l'endroit du sinistre. Il était splendide. Le mur entier, renversé par la base, était couché de son long sur le terrain du voisin. Nous contemplâmes le désastre pendant quelques minutes. Le lendemain, il se compléta pour Balzac par une foule de papiers timbrés, procès-verbal, mise en demeure, assignation, etc., etc.

Cette fois, en tombant, le mur avait aplati des navets, blessé des carottes, contusionné des panais ; on ne sait pas ce que coûtent quelques mauvais légumes morts ainsi de mort violente ! Il n'y a que la mort d'un homme qui puisse balancer en France la mort d'un pommier ou d'un cerisier. Et l'on a peur de voir diminuer le respect pour la propriété. J'ai toujours eu la crainte contraire. Passons. Une troisième fois, il fallut remettre le mur sur ses débiles jambes. D'autres architectes furent appelés en consultation pour savoir ce qu'il fallait résolument faire contre l'épilepsie de ce mur.

- L'angle de résistance est suffisant, dirent-ils; mais la brique et le ciment romain doivent être employés dans les fondations du mur; il faut le traiter par la brique.
- Traitons-le par la brique, murmura Balzac en dirigeant vers le ciel ce magnifique regard noir où se peignaient son esprit et son génie.

Il fut donc arrêté qu'on traiterait le mur malade par la brique. On le traita si bien, que les mémoires des architectes engraissèrent à vue d'oeil. Eux aussi se traitèrent par la brique ! J'ai fait tomber trois fois et se relever trois fois, aux yeux du lecteur, ce mur d’Ilion; mais, en conscience, je pourrais affirmer que c'est plus de cinq fois qu'il a été renversé et remis en place. De guerre lasse, Balzac finit par acheter le morceau de termin dans lequel son mur se plaisait tant à se coucher, et alors il se dit avec orgueil :

- C'est cher, mais c'est égal, on est toujours bien heureux de pouvoir s'écrouler chez soi ; mon pauvre mur pourra du moins mourir dans son lit. »

Léon Gozlan, Balzac en pantoufles, Paris, Hetzel, Levy et Blanchard, 1856.


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