mercredi, octobre 06, 2010

Monet, « un jardin de tons et de couleurs plus encore que de fleurs »


Monet : Matinée sur la Seine, temps de pluie  (National Museum of Western Art, Tokyo).


« Je sens bien que j’y verrai, dans un jardin de tons et de couleurs plus encore que de fleurs, un jardin qui doit être moins l’ancien jardin-fleuriste qu’un jardin-coloriste, si l’on peut dire, des fleurs disposées en un ensemble qui n’est pas tout a fait celui de la nature, puisqu’elles ont été semées de façon que ne fleurissent en même temps que celles dont les nuances s’assortissent, s’harmonisent a l’infini en une étendue bleue ou rosée, et que cette intention de peintre puissamment manifestée a dématérialisées, en quelque sorte, de tout ce qui n’est pas la couleur. Fleurs de la terre, et aussi fleurs de l’eau, ces tendres nymphéas que le maitre a dépeints dans des toiles sublimes dont ce jardin (vraie transposition d’art plus encore que modèle de tableaux, tableau déjà exécute a même la nature qui s’éclaire en dessous du regard d’un grand peintre) est comme une première et vivante esquisse, tout au moins la palette est déjà faite et délicieuse ou les tons harmonieux sont préparés. »

Marcel Proust
, Les Eblouissements de Mlle de Noailles. Article du Figaro, 15 juin 1907.


« Mais plus loin le courant se ralentit, il traverse une propriété dont l’accès était ouvert au public par celui à qui elle appartenait et qui s’y était complu à des travaux d’horticulture aquatique, faisant fleurir, dans les petits étangs que forme la Vivonne, de véritables jardins de nymphéas. Comme les rives étaient à cet endroit très boisées, les grandes ombres des arbres donnaient à l’eau un fond qui était habituellement d’un vert sombre mais que parfois, quand nous rentrions par certains soirs rassérénés d’après-midi orageux, j’ai vu d’un bleu clair et cru, tirant sur le violet, d’apparence cloisonnée et de goût japonais. Ça et là, à la surface, rougissait comme une fraise une fleur de nymphéa au coeur écarlate, blanc sur les bords. Plus loin, les fleurs plus nombreuses étaient plus pâles, moins lisses, plus grenues, plus plissées, et disposées par le hasard en enroulements si gracieux qu’on croyait voir flotter à la dérive, comme après l’effeuillement mélancolique d’une fête galante, des roses mousseuses en guirlandes dénouées. Ailleurs un coin semblait réservé aux espèces communes qui montraient le blanc et le rose proprets de la julienne, lavés comme de la porcelaine avec un soin domestique, tandis qu’un peu plus loin, pressées les unes contre les autres en une véritable plate-bande flottante, on eût dit des pensées des jardins qui étaient venues poser comme des papillons leurs ailes bleuâtres et glacées sur l’obliquité transparente de ce parterre d’eau ; de ce parterre céleste aussi : car il donnait aux fleurs un sol d’une couleur plus précieuse, plus émouvante que la couleur des fleurs elles-mêmes ; et, soit que pendant l’après-midi il fît étinceler sous les nymphéas le kaléidoscope d’un bonheur attentif, silencieux et mobile, ou qu’il s’emplît vers le soir, comme quelque port lointain, du rose et de la rêverie du couchant, changeant sans cesse pour rester toujours en accord, autour des corolles de teintes plus fixes, avec ce qu’il y a de plus profond, de plus fugitif, de plus mystérieux — avec ce qu’il y a d’infini — dans l’heure, il semblait les avoir fait fleur en plein ciel. »

Marcel Proust, Du côté de chez Swann.




À consulter :

- Le site de l'exposition du
Grand Palais.
  Du 22 septembre 2010 au 24 janvier 2011.

-
Palettes, d'Alain Jaubert








1 commentaire:

Tania a dit…

"Véritable plate-bande flottante",
"kaléidoscope d’un bonheur attentif, silencieux et mobile"
- plaisir de relire Proust et d'imaginer, en attendant de voir cette rétrospective Monet.